Les discussions portant sur l’économie sont souvent passionnées. Non parce que tout le monde s’y connaît (on n’aurait plus besoin de spécialistes que l’on nomme économistes) mais bien parce que tout le monde se sent concerné par l’économie. Tous les êtres humains font des achats, des ventes, des échanges. L’économie est présente dans la vie de tous les jours. Elle est donc naturellement un sujet de discussion de comptoir. Toutefois, l’économie reste une discipline extrêmement exigeante pour laquelle d’aucuns consacrent du jus de cerveau en quantité !
L’une des conséquences du fait que tout le monde se sent concerné par les questions économiques est que les fausses idées (mais relevant du “bon sens”) circulent en masse. Au cas où ces idées sont détruites par des experts, elles renaissent un peu plus tard avec des habits neufs. N’a-t-on pas dit du cœur humain qu’il était le phénix des radoteurs, c’est-à-dire celui dont les redites sont toujours nouvelles ! Le fâcheux résultat de tout ceci est que les idées reçues sur l’économie font leur chemin jusque dans les cercles de décision et servent de support à l’élaboration de politiques économiques.
Toutes les fois que j’entends, à la télé ou à la radio ou même dans des conférences, un argument économique qui semble relever du “bon sens” mais qui va complètement à l’encontre de deux siècles de théorie économique, il s’agit, toujours et partout, d’un raisonnement tiré d’une identité comptable. Voilà, on y est. Voilà, l’erreur conceptuelle que je veux évoquer dans ce billet : “le raisonnement à partir d’une identité comptable”.
Je suis enseignant au Centre de Valorisation Professionnelle de Tunis où je donne des cours d’économie aux professionnels suivant les parcours MBA/DBA. Lors d’une séance de cours, je montre à mes étudiants l’équation comptable de définition du Produit Intérieur Brut à savoir : PIB = C + I + G + X – M (Le C représente la consommation, le I l’investissement, le G les dépenses gouvernementales, le X les exportations et le M les importations). Puis, un étudiant s’écrit : “Il suffit de baisser les importations soit accroître les exportations nettes pour faire augmenter le PIB et ainsi avoir de la croissance économique !”. Je demande aux autres étudiants s’ils sont d’accord avec leur camarade ; ils disent OUI. Cela me plonge dans un grand moment de lassitude, mais comment puis-je les blâmer ! Après tout, ces étudiants disent la même chose que, M. Peter Navarro, conseiller en politique économique de Trump et ancien directeur du White House National Trade Council, qui écrit dans le Wall Street Journal ceci : “Reducing a trade deficit through tough, smart negotiations is a way to increase net exports — and boost the rate of economic growth.”
La “logique” de ce raisonnement est que, comme le terme M est frappé d’un signe négatif dans l’identité ci-dessus, il suffirait de réduire ce terme (donc, réduire les importations) pour que le PIB augmente. Il n’y a rien de plus faux ! Car, les importations sont, en effet, de la consommation et de l’investissement qui ont été consommés dans un pays donné sans être produits dans ce pays. Conséquemment, si on réduit M, on réduit en même temps C et I, donc le PIB reste inchangé. La raison pour laquelle les importations sont soustraites dans l’équation est qu’elles sont déjà intégrées dans les dépenses des ménages, des entreprises et des gouvernements. Les laisser dans l’équation reviendrait à surestimer le PIB en comptabilisant deux fois les importations, alors qu’en réalité, les importations ne sont pas produites au niveau national.
Ayant le doute que le lecteur ait réellement compris, je propose l’exemple didactique suivant. Pour toute personne, on pourrait dire que son revenu est égal à son épargne plus sa consommation, soit R = E + C. En appliquant l’erreur de raisonnement que je dénonce, on pourrait dire qu’en augmentant le terme C alors R va augmenter. Soit, si je dépense plus d’argent, mon revenu augmente dans la même proportion. Folie ! Avec un exemple simple, l’on comprend bien l’imbécilité du raisonnement. Mais, quand une personne commet la même erreur conceptuelle dans un raisonnement macroéconomique, cette personne est nommée conseiller économique du Président le plus puissant de la planète !
Revenons à notre formule du PIB. Dans l’équation, le terme (X-M) correspond à la balance commerciale. De là, nombre de faux économistes, décideurs, poussent des cris d’orfraie quand la balance commerciale d’un pays est déficitaire. Certes, les déficits commerciaux peuvent être le symptôme de problèmes économiques (le signe que la nation vit au-dessus de ses moyens) mais le point de vue mécanique selon lequel déficit de la balance commerciale = problème économique est une ânerie. Si un pays importe plus de biens et de services qu’il n’en exporte, c’est le résultat des décisions individuelles de sa population et de la population du reste du monde. Prenons encore un exemple pour bien comprendre. J’ai, à Cotonou, un sac de riz qui vaut 50000 FCFA. Je l’envoie à Lagos. À cette étape, la douane béninoise marque dans ses registres : exportation de 50000 FCFA. Arrivé à Lagos, le sac de riz se vendit à 70000 FCFA. Mon correspondant (qui fait la transaction à Lagos) transforme les 70000 FCFA en bidon d’huile de palme qu’il ramène au Bénin. À cette étape, la douane béninoise marque dans ses registres : importation de 70000 FCFA. Le déficit commercial est de -20000 FCFA ! J’ouvre la télé et je vois un éminent analyste qui dit “La balance commerciale du Bénin est déficitaire de 20000FCFA, c’est inadmissible !”. Ce qu’il ne sait pas, c’est que j’ai vendu le bidon d’huile de palme à 90000 FCFA au marché Dantokpa de Cotonou. Le faux économiste va s’alarmer sur un déficit de la balance commerciale alors que j’aurai fait un bénéfice brut de 90000 FCFA – 50000 FCFA = 40000 FCFA.
Le lecteur a compris mon point de vue : une nation n’a donc aucune raison de vouloir être exportatrice et d’avoir une balance commerciale positive ; ça ne fera pas nécessairement d’elle une nation plus riche. Il est mathématiquement impossible que tous les pays affichent un surplus à leur balance commerciale. Autrement dit, la somme de toutes les balances commerciales de tous les pays est de zéro. Est-ce que les pays affichant un déficit commercial sont plus pauvres que ceux qui ont un exédant ? Absolument pas, certains des pays ayant les déficits commerciaux les plus élevés figurent parmi les plus riches de la terre.
Il est inutile de démontrer l’incongruité d’une politique protectionniste. Je laisse le soin au lecteur de tirer le fil du raisonnement lui-même.
L’ignorance économique est omniprésente. Son fondement réside essentiellement dans l’erreur conceptuelle de “raisonnement à partir d’une identité comptable”. La comptabilité n’explique pas les phénomènes économiques.